Exemples de livrets
Livret co-écrit avec Madame H., 86 ans
Sommaire
- Ma mère
- Mon père
- A l’école
- La période de la guerre
- Mes études supérieures
- Mes séjours à l’étranger
- Aux Etats-Unis
- Mes rencontres amoureuses
- Ma vie professionnelle
- L’important pour moi
- Mon neveu F.
- Ma vie aujourd’hui
- Notre projet d’écriture
Extrait
Ma vie aujourd’hui
Pour la première fois de ma vie, un infirmier-homme s’est occupé de ma toilette. J’ai été à la fois surprise et gênée. Comme il est noir de peau, je lui ai demandé de quel pays il était originaire. Il m’a répondu : du Congo. Et la conversation a démarré. On a échangé sur son pays, ses coutumes, son histoire. Cela me ramène à mon père, à son amour pour l’histoire et à son intérêt pour tous les pays qui, à moment donné, ont eu un lien avec la France. Comme lui, j’ai le sens et le goût de l’histoire. La conversation s’est installée entre l’infirmier et moi et cela a coulé comme une petite rivière. On bavardait ensemble et pendant ce temps-là, il a fait ce qu’il avait à faire avec une aisance et une discrétion parfaites. Jamais, je n’aurais pu imaginer qu’un homme soit aussi délicat et efficace. Cela ne me pose plus aucun problème que ce soit lui qui fasse ma toilette. Il fait son travail à la perfection. Je suis vraiment admirative. J’aurais envie de lui dire : « Bravo ». C’est un homme intéressant et intelligent. Je trouve tout à fait dommage qu’il n’intervienne qu’occasionnellement. O., une autre de mes intervenantes est aussi d’origine africaine. Elle parle un français impeccable. C’est un vrai plaisir d’entendre une si belle langue. Parfois, je me retourne vers elle lorsqu’elle prononce un mot raffiné. C’est délicieux… Elle me dit avoir appris le français grâce à des cours dispensés par la municipalité. Le résultat est remarquable. Je suis admirative devant ces gens qui ont quitté leur pays d’origine pour trouver du travail. Je pense que, dans la même situation, j’aurais fait comme eux. En ce moment, j’observe la façon dont les différents intervenants interagissent chez moi. Cela m’intéresse car cela me rappelle les groupes de travail que j’animais lorsque j’étais aux Etats Unis et que je me formais à la dynamique de groupe. Depuis longtemps, j’ai une femme de ménage portugaise, M., avec qui j’entretiens d’excellentes relations. J’ai imposé, lorsque je suis rentrée de l’hôpital qu’elle fasse partie de l’équipe qui m’aide à domicile. D’emblée, cela a parfaitement bien fonctionné. Elle s’est tout de suite imposée comme le chef de la cuisine, de la salle de bains et de la chambre. En concertation avec les autres, elle s’occupe des courses et des menus. Il règne dans la maison, quand elle est là, une atmosphère légère, joyeuse. Elles rient ensemble, se partagent le travail et sont très efficaces. Maria part toujours la dernière car, contrairement aux autres, elle ne regarde pas sa montre et ne rechigne jamais à faire quelques minutes supplémentaires. C’est très amusant pour moi d’étudier cette petite communauté. J’y décèle les forces des unes et des autres. Je repère le leader. Maria, en l’occurrence… J’ai envie de contribuer à ce que cette atmosphère de bonne entente continue. Cela me tient à cœur que les gens soient heureux. Je donne ainsi une âme au lieu dans lequel je vis. J’ai aussi admiré les qualités de discrétion d’A., mon aide à domicile. Ce matin, elle attendait en bas car elle était arrivée en avance. Un monsieur est venu vers elle et lui a demandé si, par hasard, elle connaissait Madame H. car il souhaitait me rendre visite. Elle lui a demandé son nom puis elle est venue me voir pour savoir si je connaissais ce monsieur et si je voulais bien le recevoir. Elle a fait preuve à la fois de discrétion et de confidentialité. Ce sont des qualités essentielles dont je la félicite. Le monsieur en question est N., le beau-frère de mon voisin qui m’enseignait l’informatique avant mes problèmes de santé. J’ai avec lui une relation intéressante. Il ne s’agit pas d’amitié mais il me parle sincèrement des soucis qu’il peut traverser. On vit parfois des moments forts avec les gens que l’on connaît peu. Des interconnexions humaines se créent. Cela me passionne de voir comment les sentiments naissent, comment se construit l’amour. Essayer de s’aimer, c’est ce qui m’intéresse le plus. C’est ma priorité dans la vie… Il y a quelques jours, mon auxiliaire de vie est entrée dans une colère noire. Elle m’a presque insultée. J’en suis restée bouche bée. Elle s’était imaginé que je me plaignais d’elle, derrière son dos, auprès de mon neveu. Cela lui a paru insupportable et injuste. En réalité, j’ai compris qu’il y avait des problèmes entre elle et les infirmières. Je me suis alors souvenue qu’elle m’avait demandé, en regardant mon livre de prières si j’étais chrétienne. Je lui avais simplement répondu : « oui » et j’en avais conclu qu’elle devait l’être aussi. Aussi, lui ai-je dit, en me mettant à genoux : « Il faut savoir se pardonner entre nous ». Elle n’a pas fait de commentaires mais le lendemain matin, sitôt arrivée, elle s’est précipitée dans mes bras pour m’embrasser. Elle a compris le message. Cela nous a beaucoup rapprochées. Souvent, j’ai l’impression de vivre dans une cellule, isolée du monde. Comme je n’ai pas une âme de carmélite, cela me manque de ne pas sortir. De mon fauteuil, je vois le soleil, les fleurs et cela me donne tellement envie d’aller dehors… C’est dur d’accepter d’être dans la dépendance des autres. C’est une vraie bataille que je mène avec moi-même pour aller doucement vers l’acceptation d’une assistance quasi totale. Ce n’est pas gagné. Ce matin, encore, j’étais furieuse. L’infirmière est arrivée très en retard et je suis restée dans une situation terriblement inconfortable en l’attendant. Je me disais : « Accepte, accepte, sois patiente... ». Mais je n’y arrive pas toujours…Les gens ne s’interrogent pas assez sur ce que l’on vit. J’avais envie de crier : « Ecoutez-moi, je suis dans l’angoisse, dans l’inquiétude et je suis là, seule, incapable de bouger ! » Au lieu de cela, l’infirmière a tenté de justifier son retard sans se rendre compte de ce que je venais de vivre... En ce moment, je prends conscience de tout ce que je ne peux plus faire et que j’aimerais pourtant faire. Aller au théâtre, par exemple. C’est tout près de chez moi et pourtant inaccessible…
Il faut aussi que je me protège de la vision que ma famille peut avoir d’une personne âgée. Moi, j’ai envie de garder un peu ma liberté mais cela est compliqué. J’espère, après l’opération, reprendre un peu d’autonomie. Cependant il faut rester modeste, je connais mon âge… Il y a quelque temps, j’ai réalisé que mon neveu avait pris l’initiative de prendre contact avec mon nouveau médecin sans me le dire. Je n’ai pas apprécié. J’aimerais être davantage consultée sur les décisions me concernant. J’ai parfois l’impression d’être la dernière roue du carrosse… J’aurais préféré que le médecin, lors de mon hospitalisation, convoque son équipe pour réfléchir à la façon de me prendre en charge et d’organiser le suivi. Cela n’a pas été le cas. Depuis trois mois, on ne respecte pas ma volonté. Je suis sûre des bonnes intentions de ma famille mais je n’aime pas me sentir en dehors de ma propre vie. Avec mon médecin précédent, cela ne s’était pas bien passé. Il m’avait tenu des propos désobligeants. Je m’étais dit intérieurement : « Sapristi, je ne vais me laisser marcher sur les pieds. » et je lui ai rétorqué : « Jamais personne ne m’a parlé comme vous venez de le faire ». Le respect, c’est la moindre des choses. Il avait beau être médecin, il n’avait aucune raison de me parler de cette façon. Aussi, je lui ai expliqué que j’allais cesser de faire appel à lui. Et cela s’est terminé ainsi.Livre de Madeleine, 100 ans
Extrait
La rencontre avec mon futur mari
J’ai habité ensuite 1 rue de L., dans l’immeuble de mes patrons. Comme ils étaient juifs, ils sont partis au Maroc et ils m’ont demandé si je voulais bien garder l’appartement. J’étais payée à ne rien faire. Souvent les allemands venaient pour avoir des renseignements. Je les recevais et je leur disais : il n’y a pas de juifs ici ! Comme je mettais de côté des affaires pour les redonner plus tard aux propriétaires, les allemands s’imaginaient que je volais. Plusieurs fois ils m’ont convoquée à la Kommandantur. J’y allais la conscience tranquille car je n’avais rien à me reprocher. C’était terrible de voir la haine que les allemands avaient à l’égard des juifs. Je dormais à l’appartement et un jour, je vois arriver des déménageurs. Le propriétaire avait, paraît-il, un salon de très grande valeur. Comme c’était le patron d’…, il a demandé à son personnel de venir chercher ses meubles pour les mettre à l’abri. J’étais là avec une amie qui, en voyant les déménageurs m’a dit : « Madeleine, voilà ton type ! ». Et elle avait raison ! Dans les déménageurs, il y avait mon mari, un bel homme bien bâti. Il a été mon grand amour ! J’avais eu d’autres hommes dans ma vie, mais lui, c’était différent. Rue de L., on dormait tous les deux dans un beau lit de satin bleu… Il avait déjà été marié et il avait un fils que je n’ai jamais vu parce qu’il n’avait pas envie de faire ma connaissance. Sur les photos, on voit qu’il ressemble beaucoup à son père. Le divorce a duré plus de dix ans parce qu’il avait l’assistance judiciaire. On a fini par se marier mais cela m’a bien chagrinée de me retrouver à la mairie avec deux témoins pris dans la rue. Ma famille n’était même pas au courant de notre mariage. De toute façon, je sais qu’ils ne seraient pas venus parce qu’il était divorcé. Quand on allait à la maison après, ma mère faisait toujours deux lits dans deux chambres séparées…Elle ne se rendait pas compte qu’on se retrouvait dès qu’elle avait le dos tourné. On n’a pas eu d’enfant ensemble. J’ai fait une fausse couche quand j’étais jeune. De toute façon, mon mari n’en voulait pas. Il avait une passion dans la vie: le vélo. Les dimanches, il partait à cinq heures du matin pour faire son vélo et moi, comme je travaillais toute la semaine, j’avais des choses à faire chez moi : du repassage, de la couture, du ménage. Je n’étais pas contente pas qu’il me laisse toute seule. Le dimanche, c’est quand même un jour de repos…. Il a attendu l’âge de quatre-vingts ans pour s’acheter une voiture. Avant il ne fallait surtout pas lui en parler ! On partait tous les deux en tandem sur la côte d’azur.
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Quand j’ai eu cent ans, au mois de janvier, je ne l’ai annoncé à personne mais j’ai eu un monde fou qui a défilé chez moi. Le monsieur d’en bas est arrivé avec trois ou quatre bouteilles de champagne. Même ma mutuelle m’a fait porter un immense bouquet. Comme j’avais eu des problèmes avec eux, j’ai pensé qu’ils cherchaient à se rattraper…On ne savait pas où mettre le bouquet, tellement il était gros… Cela m’a fait plaisir toutes ces fleurs. J’ai même eu ma photo dans le journal. Je l’ai découvert par hasard. Cela m’a fait drôle de me voir dans un magazine. J’ai des visites. P. vient tous les mercredis avec sa petite fille. Elle a huit ans … Elle est très intelligente comme son père qui est ingénieur à …. Elle a grandi tellement vite. Un jour, elle regardait dans ma cuisine et elle a dit en regardant mon appareil : « micro-onde ». Je ne savais même pas qu’elle savait parler… Les enfants grandissent tellement vite maintenant. A peine nés, ils marchent et ils parlent…Et ils sont gâtés, tellement gâtés… Quelle différence avec nous ! J’ai un nounours sur mon lit, c’est moi qui l’ai acheté parce que de ma vie, je n’ai jamais eu un jouet. Mes parents n’avaient pas les moyens. C’est ma sœur qui fabriquait des poupées avec du son. On passait notre temps à l’habiller. On se débrouillait avec les moyens du bord… Dans les bois, mon frère faisait des cabanes. C’était comme nos maisons. On disait à maman : « Donne-nous le marc de café », et cela devenait notre café…On s’amusait bien…
J’ai une nièce qui vient aussi me voir. Elle n’est pas si jeune, elle a soixante-seize ans. Mais comme elle est petite, on la prend pour une jeune. Elle parle beaucoup mais elle ne me regarde pas en même temps. Alors je ne comprends rien et je n’ose pas lui dire. Pourtant, elle aussi, elle est sourde mais elle a des appareils. La dernière fois, quand elle est rentrée chez elle, elle m’a appelée et on s’est parlé au moins une heure au téléphone. Au bout du fil, je n’avais aucun problème pour la comprendre… J’aimerais bien avoir un appareil comme elle mais le médecin ne veut pas. Il me dit que je suis trop vieille et que ça ne va pas marcher…Il paraît que j’ai un cancer et il voudrait m’opérer mais pas question ! Je pense que ça les intéresse de faire des expériences sur les personnes âgées. Moi, je veux mourir ici. Vous ne m’emmènerez pas à l’hôpital ! Ce qui m’ennuie, c’est que mon médecin va prendre sa retraite fin juin. Ma sœur, elle non plus, ne voulait pas partir de chez elle mais, à la fin de sa vie, elle s’est fait mettre dans une maison de retraite. Je me souviens un jour, quand elle était encore chez elle, elle avait mis une pancarte à sa porte : « Je suis absente » parce qu’elle en avait marre d’avoir des gens qui venaient lui dire ce qu’elle devait faire. C’est vrai, c’est pénible d’avoir des gens qui viennent chez vous…Et puis, ils changent souvent…Moi, j’en avais une qui m’a dit un jour en entrant: « Alors, on va faire votre petit déjeuner ». Je lui ai répondu que cela faisait bien longtemps que je l’avais pris toute seule. Je ne l’avais pas attendue pour ça… Heureusement, chez moi, je ne m’ennuie pas. Je m’occupe tout le temps. Le soir, je ne me couche pas avant minuit parce que je ne suis pas bien dans mon lit. Parfois à onze heures du soir, je me mets à astiquer un meuble dans le salon. J’attends toujours le dernier moment pour aller me coucher… Mes jambes me font mal sitôt que je m’allonge. Parfois je me relève et je tourne autour de mon lit plusieurs fois pour avoir moins mal…C’est pas facile à mon âge… Le soir, je mets la télévision mais je ne la vois pas et je ne l’entends pas. Mais cela me fait un peu de compagnie. J’aime beaucoup la radio. Je la branche dès que je me lève. Et surtout je téléphone beaucoup. Dans le temps, j’écrivais. J’envoyais même des lettes aux entreprises quand j’étais contente de leurs produits. Même si je ne sais pas bien tourner une lettre, ils me comprenaient. Et puis, pour me remercier, il m’adressait des produits gratuits… J’ai écrit à Pelletier par exemple. Je voulais écrire aussi pour un pâté que j’aimais bien mais je ne l’ai pas fait…Je n’ai plus la force maintenant…
Livret co-écrit avec Monsieur B., 83 ans
Sommaire
- Ma famille, les voisins, les maisons, les surnoms,
- les vignes, les moyens de transport, les commerces,
- le Clou, mon père à la mairie
- La guerre, l’exode, le camp d’aviation,
- Héricy pendant la guerre,
- Notre quotidien pendant la guerre, l’école,
- enfant de chœur, nos chevaux, la moisson
- Le centre technique et la ferme école de Fontaineroux
- Monsieur Gaston
- De quatorze à vingt ans, ma jeunesse,
- bals et fêtes foraines
- Incorporation et départ pour l’Afrique du nord
- le Maroc, le Rif, Taza,
- la dernière fois que j’ai vu mon père, l’enterrement,
- le retour à Taza, la maladie et le conseil de réforme,
- à la caserne de Versailles
- Ma vie professionnelle
- Mes amies, ma sœur Marie
Extrait
La guerre
En 1939, mon père n’était pas maire en titre mais il en assumait les fonctions car le titulaire, Monsieur B., âgé de quatre-vingt-six ans était affaibli et souffrait de beaucoup de pertes de mémoire.
Comme mon père était bien vu par les cultivateurs, le soir, tout le monde venait à la maison pour prendre conseil :
-« Alors Paul, qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on décide, on part ? Où en sont les allemands ? »
Ils voulaient savoir comment réagir s’ils arrivaient chez nous.
A l’époque, on n’avait aucun moyen d’information. Seul, mon oncle avait un poste à galènes que j’ai gardé, avec des écouteurs à placer dans les oreilles…
Pour éviter d’être attaqués par surprise, un poste d’observation avait été installé à la Croix de Fer* à Fontaineroux. C’était une petite cabane en planches recouverte de paille que le père Lebrun avait construite. Mon père, Paul D., C., H. y montaient la garde, la nuit, chacun leur tour, pour voir si les parachutistes allemands ne descendaient pas dans la plaine.
Et un beau soir, tout se décida !
L’exode
A la maison, je dormais dans la salle à manger avec mes parents. Ce soir-là, ils ont transporté mon petit lit de bois chez ma grand-mère Jeanne et j’y suis resté dormir.
A quatre heures du matin, mes parents sont venus me chercher. Il faisait froid. On était tous gelés. Pourtant nous, les enfants, étions bien contents. On allait partir ! La voiture à cheval était prête, avec le matelas dedans. Je ne sais pas pourquoi ils avaient pris les voitures fourragères avec les grandes cornes…Tous les cultivateurs étaient là. Paul D.et tout le monde. Moi, avec mon petit capuchon sur la tête, j’étais transi de froid dans la voiture.
Puis on s’est mis en route. A Vernoux, il y avait une grande réserve de pétrole et d’essence. Ils y ont mis le feu pour que les allemands ne récupèrent pas le carburant. Je revois cette immense boule rouge. On aurait dit un volcan qui illuminait tout alentour. Cela nous impressionnait…
Arrivés au carrefour des Acacias*, dans la forêt de Champagne, les italiens qui avaient déclaré la guerre à la France, nous tiraient dessus sur la route. Madame B. disait à papa: « Paul, on va tous mourir ». C’était catastrophique. Pour éviter les balles, les adultes nous ont vite jetés, nous, les enfants, dans le fossé. Puis on a repris la route.
Ce sont les italiens et non les allemands qui ont tué la sœur de J. D.qui avait six ans et aussi la sœur de Monsieur P.. A Héricy, sur sa tombe, ce meurtre est mentionné.
Les pauvres sénégalais tiraient sur les avions. Et au moment où nous atteignions le pont de Champagne, ils ont crié : « Dépêchez-vous de passer, le pont va sauter ! » On a pu le traverser mais sitôt arrivés dans le bas de Thomery, on a vu les éclairs. Le pont sautait !
On a continué notre route vers Montargis. Arrivés à Chalette, on a installé le matelas dans le fossé et on a dormi.
Le lendemain matin, on s’est remis en mouvement. Nous, dans la voiture à cheval, maman, à vélo. A moment donné, on a croisé un soldat français avec son calot à pointes et ses bandes molletières. Il s’est approché de maman, lui a attrapé son vélo et est parti avec. Maman était en larmes. Elle criait à mon père : « Paul, Paul, on m’a pris mon vélo ! » Un quart d’heure plus tard, un soldat allemand est arrivé, il est venu à la rencontre de maman et il lui a tendu un vélo. C’était un vélo français, reconnaissable à sa couleur vert armée.
Les allemands venaient d’arriver. Je les revois avec leurs side-cars. Ils faisaient l’ouverture de route avec des sortes de petites jeeps, des Volkswagen et derrière suivaient les blindés puis les soldats à pied.
Inutile pour nous d’aller plus loin puisque les allemands étaient là ! Il ne nous restait plus qu’à rentrer à la maison rejoindre les personnes âgées qui étaient restées sur place pour prendre soin des animaux.
On a passé une dernière nuit dans une petite cabane à Changis. Je nous revois, H., N. et moi en train de manger une boite de petits pois et du riz au chocolat sans sucre que maman avait fait. Un peu bizarre comme goût…
Puis nous sommes revenus de l’exode. Je me suis toujours demandé pourquoi on était partis. Que l’on soit tué à la maison ou sur la route, quelle différence ?
En arrivant à Valvins, on a passé le pont provisoire en bois que les allemands étaient en train de construire en contrebas du pont actuel. Pour les empêcher de passer, les français avaient fait sauter l’ancien pont construit sous Napoléon. Il y avait des cadavres tout le long du chemin. C’était une véritable hécatombe…
Notre quotidien pendant la guerre.
Je me souviens de notre collation du matin à l’école.
Dans un petit quart de soldat, on nous versait de l’écorce de cacao dans de l’eau bouillante. Il était chaud notre chocolat ! Je revois encore les petits morceaux d’écorce flotter à la surface…
A la maison, on buvait du « café ». C’est-à-dire que l’on broyait de l’orge grillée. C’était notre « café ».
On cultivait alors de l’orge, du seigle et de l’avoine comme « carburant » pour les chevaux.
On buvait aussi de la chicorée fabriquée à base de racines d’endives que l’on sucrait avec de la saccharine. Je me rappelle aussi des gros paquets de « sucre de raisin ». C’était une pâte épaisse de couleur marron qui avait l’aspect du nougat.
Les allemands n’étaient pas mieux nourris que nous. Ils mangeaient leur « brot », une espèce de petite boule de pain noir.
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Enfant de chœur
Jusqu’en 1947, j’ai été enfant de chœur.
Au mois de mai, on faisait le chemin de croix et devant chaque station, on chantait :
« C’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau
A la vierge chérie, chantons un chant nouveau !»
Tous les ans, à cette même période, quand je vois le soleil sur les vitraux, j’y repense.
J’aime bien me souvenir du passé.
Cette nuit, j’étais content, j’ai rêvé que j’étais avec mon père en train de labourer dans les champs…
Enfants de chœur, nous partions, Jean-Louis Lemoine et moi annoncer la messe à la Brosse. Et pendant ce temps-là, deux autres enfants allaient prévenir les habitants d’Héricy. On faisait tourner la crécelle : « cracra cracra » et on criait : « la messe est à huit heures ! ».
La crécelle remplaçait la cloche de l’église qui ne sonne pas pendant la période du carême.
Et, le jour des Rameaux, on traversait le village avec une petite voiture à bras accrochée derrière le vélo de papa. Dedans, on mettait une bombonne d’eau bénite, un grand paquet de buis et on passait devant chez les gens en chantant :
« N’oubliez pas les enfants de chœur
Un jour viendra
Dieu vous le rendra
Alléluia !
Mettez un sou, mettez-en deux
Mettez des œufs dans ce panier
Un jour viendra, Dieu vous le rendra
Alléluia ! »
C’était le jour dédié aux enfants de chœur. Les gens offraient des œufs ou un peu d’argent. A l’époque, c’étaient des sous percés…Mais l’abbé J. gardait tout pour lui. Alors, une fois, maman est descendue à vélo jusque chez lui et l’a sermonné. Elle lui a dit :
« C’est pas bien ce que vous faites. Ce qui a été donné appartient aux enfants de chœur. »
Et elle est repartie avec l’argent et les œufs pour nous les distribuer.
Elle lui en a cependant laissé de quoi faire quelques omelettes…
J’ai gardé la voiture à bras*. Elle est chez moi, là-haut.
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La moisson
Il a fallu attendre 1947 pour que les premiers tracteurs au fuel remplacent les chevaux.
Avant, on faisait la moisson avec la faucheuse-lieuse qui était tractée par les chevaux. Cela nous prenait environ une quinzaine de jours en juillet, août. Ensuite on transportait les céréales dans des voitures gerbières et on allait les empiler en meules.
Il fallait alors attendre que l’entreprise de battage de céréales nous fixe une date pour venir avec son matériel. Comme la batteuse travaillait en continu dans toutes les exploitations, on passait chacun son tour. En général, cela se produisait vers la mi-septembre.
C’était impressionnant à voir. Une énorme machine à vapeur qui pesait pas loin de quatre tonnes faisait tourner la batteuse pour récupérer les céréales et actionnait la presse pour transformer la paille en bottes.
Des chevaux boulonnais très costauds la tractaient pour l’amener au pied des meules. Et le battage pouvait commencer…
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Le Maroc
Le 15 septembre 1955, on est partis en camion. On n’est pas passés par Paris. On a fait mille détours pour l’éviter et on est arrivés au Bourget en pleine nuit.
On est montés dans l’avion et on a décollé. C’était un Constellation. Il faisait un bruit épouvantable…
J’étais paumé. Placé tout près des moteurs, je voyais par le hublot le feu qui sortait. On était tous terrifiés. On est arrivés à six heures du matin au camp de Mediouna, derrière Casablanca, dans les sables, en pleine chaleur…
On a mangé à Casa. Infect… On dormait dans le désert. Il y avait des scorpions partout.
Des noirs montaient la garde à la caserne. Il fallait leur montrer patte blanche pour pouvoir sortir. La plupart des militaires étaient des goumiers marocains qui faisaient partie de l’armée française. Nous, ceux de la cinquième et de la septième batteries, nous nous dirigions vers Marrakech.
On est partis de là en wagons à bestiaux. Il y avait des trous partout dans les planchers. On a passé la nuit au Quartier Lamy, tout habillés. On était tellement crevés…
Le matin, on a repris la route pour le Moyen Atlas et on a passé un mois au camp de Demnat. Il y avait déjà de la neige en haut dans les montagnes quand on est arrivés.
Après on est descendus à El Kelaa Des Sraghna, à cent kilomètres de Marrakech. On n’en a pas bougé jusqu’au début janvier. C’était un camp de la légion étrangère. On pensait y rester. J’aurais bien voulu y faire mon service militaire. Il y avait un climat extraordinaire. C’était une plaine cultivée. On y faisait deux récoltes par an.
Une séguia y avait été creusée. C’est un immense couloir en ciment qui amène l’eau des montagnes pendant des kilomètres et des kilomètres et qui permet d’irriguer les terres. Je me souviens avoir vu des animaux morts dans l’eau…
Mais en février 56, on nous a dit : « les gars, on part ! »
Direction : le Rif !
On est passé par Port Lyautey. C’était tellement beau. Il y avait des cultures de séquoias d’une hauteur fabuleuse. Une merveille…
On a pris un train avec une locomotive à diesel. On sentait qu’elle avait du mal à avancer mais nous, on était bien. Pour une fois, on était installés dans un wagon confortable. Tout d’un coup, on a entendu : « clac, clac, clac ». Problème de freins ! Ils ne s’étaient pas desserrés puis quand ils se sont relâchés, cela a fait un passage dans la roue. Impossible de continuer comme cela…A Port Lyautey, il a fallu décrocher le wagon et le mettre de côté.
Et nous voilà à nouveau dans un wagon à bestiaux ! On a remonté tout l’est quasiment jusqu’à Taza, à la frontière algéro-marocaine. On a dormi dans un hangar, par terre sur le ciment, avec le fusil à côté de nous. On était gelés. C’était fin janvier.
Le Rif
La légion nous a escortés jusqu’à la frontière hispano-marocaine, à Inzezoué. C’étaient des combattants expérimentés. Nous, on avait seulement quelques mois de service. Les légionnaires nous protégeaient en grimpant sur les hauteurs car les ennemis nous attendaient en bas dans les gorges.
On disposait d’un canon de 75. J’ai été photographié à côté. Mais les canons ne servaient à rien là-bas car ils tiraient en ligne directe et on était complètement à découvert. Même pour démolir les méchas, leurs cabanes en briques de terre et paille, c’était inefficace.
On y allait à coup de mortier parce qu’on pouvait diriger les tirs. On utilisait un genre de petit canon en forme de tube qui envoie des obus à ailettes. Dès qu’il tombe dans le fond, il y un percuteur avec une amorce qui s’enclenche et l’obus est projeté. On pouvait les porter à la main. Je me souviens encore de leur dimension. Ils faisaient quatre-vingt un millimètres d’alésage.
Moi j’étais souvent affecté à l’ouverture de route. Avec mes collègues, on montait la garde sur les pitons pour protéger les convois pendant que les autres allaient chercher les provisions et l’eau à cent soixante-dix kilomètres de là. Pour faire l’aller-retour sur les pistes, il fallait la journée entière.
On avait de grosses mitrailleuses.
Le reste du temps, on montait les blockhaus avec des gars du génie.
La nuit, on dormait à trente sous une toile de tente. On avait simplement un petit poêle à charbon. Pour ne pas être repérés d’en haut, on nous criait :
- « Fermez les hublots ! Sinon ils vont vous allumer à la mitrailleuse… »
En face, ceux qui nous attaquaient correspondaient entre eux en allumant un petit foyer de ralliement. Puis ils imitaient le cri du chacal. C’était le « téléphone arabe »…
Nous, on avait monté ce qu’on appelait une « sonnette », un petit poste de garde en pierre avec de la taule et de la terre et on disposait de téléphones américains pour communiquer.
Une fois, un terrible orage a éclaté en plein milieu de la nuit. La boue dégringolait de la montagne. C’était l’horreur. On essayait de bloquer les cordes des toiles de tente. C’était impossible. Gorgées d’eau, elles pesaient une tonne et s’affaissaient. On avait aussi peur que le feu prenne avec le poêle.
C’était un hiver terrible. Il s’était mis à geler. Les couvertures qui étaient trempées cassaient tellement elles étaient dures !
Même en France, en 1956, la Seine a gelé à Ponthierry.
Pour essayer de dormir au sec, on a utilisé des chevrons de bois qu’on a posés sur des pierres et par-dessus on a mis des taules en métal. Puis on a confectionné un matelas avec une meule de paille d’orge.
On tombait tous malades les uns après les autres. On a attrapé la jaunisse.
Il y en a un qui a pris une balle dans la tête. Il a hurlé toute la nuit. Il a fallu le ramener sur Casa dans un camion américain GMC.
Les oueds coulaient. Il y avait plein d’eau. On ne pouvait même plus être approvisionnés.
Pour le courrier, un petit avion passait de temps en temps et le balançait au-dessus de nos têtes dans un sac de jute.
Le pire, c’était de monter la garde. Un coup dans les talons ! : « C’est ton tour », et tu es parti pour deux heures et demi de garde ! A moins 25°…Le froid a duré trois semaines…
On mangeait n’importe quoi. Ce qui restait…On buvait de l’eau avec du rhum.
Je ne me plaignais pas parce que je pensais à ceux de la guerre de 14, qui avaient été dans la boue, sous les obus.
Il n’y a pas eu beaucoup de morts chez nous. Mais c’était dur…
H., un gars de l’Yonne, est devenu fou. Il voulait nous tuer avec son fusil mitrailleur. On essayait de le raisonner en lui disant : « Mais non, tu n’as rien à craindre. C’est nous… ». On a été obligés de l’attacher à la potence de la toile de tente…
Je me souviens de m’être réveillé un matin, persuadé d’être à la maison. Je me disais :
« Mince, il y a des trous dans les tuiles.. » Ils avaient mitraillé…
Madame C., 85 ans atteinte de la maladie d'Alzheimer
Extrait
La famille C. et nos vacances à S...
Toute la famille de ma mère est de S...Elle, ainsi que ses frères et sœurs sont nés dans la maison familiale. Je n’ai pas connu mes grands-parents maternels. Je me souviens très vaguement de ma grand-mère. Je devais avoir quatre ans. Je la revois assise dans son fauteuil près de la fenêtre. C’est un souvenir qui fait tableau…
Les C. sont des fondeurs de cloches depuis des générations. C’est un métier peu courant. Aujourd’hui, la fonderie familiale est toujours en activité. Il reste peu de fonderies en France qui travaillent de façon traditionnelle. Il m’est arrivé plusieurs fois d’assister à des fontes. C’est impressionnant. Dans l’atelier, il règne alors une odeur particulière, un mélange de bois brûlé et de métal chauffé à très haute température. Et quelle merveille d’entendre et de ressentir le son puissant de la cloche !
Une branche de la famille C. s’est spécialisée dans la fabrication de voitures . Mais nous n’avons pas eu de relations très suivies avec eux.
Nous passions toutes nos vacances au lieu-dit ..., dans la maison de famille située à côté de la fonderie sur le faubourg. Des oncles et tantes y habitaient. La maison s’ouvrait côté rue. Adossée, sur la droite, il y avait une petite maison constituée juste d’une pièce en bas et d’une chambre à l’étage où habitait un de mes oncles resté célibataire. Notre maison donnait sur une grande cour où se trouvaient la fonderie et ses ateliers. Un passage permettait d’accéder au jardin. Dans la partie haute, il y avait un bassin, petite pièce d’eau dans laquelle nous nous baignions parfois. L’eau y accédait en descendant d’une petite butte placée juste à côté. C’était de l’eau stagnante mais elle n’était pas très sale. Il nous est arrivé, ma sœur et moi d’y naviguer sur une toute petite barque. Puis, en dessous du bassin, il y avait un verger planté de pommiers et de poiriers qui débouchait, en contrebas, sur une grande prairie qui descendait jusqu’à une terrasse magnifiquement située face à la Loire. On s’asseyait sur le banc et on contemplait le spectacle. Jamais on ne s’ennuyait. Dans la grande allée qui menait jusqu’au fleuve se trouvait une éolienne. Ce sont les C. qui l’ont conçue et construite. Dans la famille, on est tous un peu inventeurs… On y montait par un escalier en colimaçon à larges barreaux de fer. L’accès n’était pas facile ! Il fallait être prudent. L’éolienne nous servait de baromètre. Quand il y avait beaucoup de vent, on évitait d’aller se baigner dans la Loire et on se contentait alors du bassin. Dans le jardin, il y avait une chèvre. Une de mes tantes, M. une vieille demoiselle, en prenait soin. Oncle H., son frère, s’occupait du verger. Lui, non plus, ne s’était pas marié. C’était un oncle merveilleux. Un homme adorable… Polytechnicien à la retraite, il avait une véritable passion pour ses arbres et en particulier, pour des pommiers en cordeaux qu’il soignait avec amour.
Nous appréciions beaucoup ces étés à la fonderie où nous retrouvions famille et amis. J’y ai d’excellents souvenirs. Nous n’allions pas à la mer, mais à la Loire… Cela nous suffisait. Nous ne demandions pas autre chose…
Notre grand plaisir était d’aller nous baigner dans la Loire. C’était un peu dangereux. Il fallait savoir bien nager et éviter les passes où le courant est fort et risque de vous entraîner. Heureusement, cela ne nous est jamais arrivé. On se baignait dans un endroit accessible et protégé où il n’y avait pas trop de risques. On n’a jamais eu peur… J’ai appris à nager avec mes frères et sœurs. Je n’ai pas pris de leçons. Mais, dans la famille, on nageait tous bien. Du temps de mes oncles et tantes, il y avait un grand bateau à rames mais je n’ai pas connu cette période-là. Il nous arrivait cependant de naviguer avec des amis voisins qui en possédaient un.
Adulte, je suis retournée de temps en temps à la fonderie mais pas très souvent car je me suis mariée jeune. Et, avec mon mari, ce n’est pas là où nous allions passer nos vacances…
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Ici, à E...
Le régime est correct ici. Je suis bien traitée. C’est propre et bien entretenu. J’aime autant la vie en famille mais en prenant de l’âge, on est peut-être content qu’on s’occupe de vous. Pour l’instant, je n’ai besoin de rien au point de vue soins. Alors je me dis que je pourrais aussi bien vivre autre part. Si seulement je savais pour combien de temps je suis là mais je n’en ai aucune idée…
Je ne rencontre pas grand monde. Je ne suis pas tellement bavarde et je ne cours pas après les contacts. Ce n’est pas moi qui vais m’imposer mais si on vient me faire parler, je discute volontiers. Il y a quelques personnes agréables. Je m’en contente.
Ils organisent de petites animations. Je n’y tiens pas tellement mais je participe quand même… J’apprécie surtout la piscine et la gymnastique. J’ai toujours beaucoup aimé me baigner. Je suis assez sportive de nature. Je serais bien tentée par des massages car je suis souvent nerveuse. Cela me permettrait de me détendre. J’en ai besoin. Et cela fait du bien que quelqu’un s’occupe de vous.
Ce qui m’ennuie, c’est que je perds la tête. Ma mémoire ne marche pas. Et ici, je n’ai pas grand chose pour m’entretenir. Je ne suis pas malheureuse. Il ne faut pas que je me plaigne… Il faut voir le bon côté des choses. Ce n’est pas toujours facile… Maintenant, je suis toute seule. Je suis la petite dernière et tout le monde est parti.
Heureusement, je suis bien entourée. J’ai des visites régulières de mes enfants. Ils ne sont pas trop loin. Et il y a des gens agréables qui viennent me voir. Vous…